
Face aux catastrophes écologiques transfrontalières qui se multiplient, la question de la responsabilité environnementale transcende désormais les frontières nationales. Le droit international privé se trouve confronté à des défis sans précédent pour déterminer les juridictions compétentes, les lois applicables et les mécanismes d’exécution des jugements dans un contexte où le préjudice écologique ignore les délimitations territoriales. Entre fragmentation juridique et tentatives d’harmonisation, ce domaine évolue rapidement pour répondre aux enjeux contemporains de protection environnementale, tout en naviguant entre les intérêts divergents des États, des entreprises multinationales et des victimes de dommages écologiques.
La fragmentation des régimes juridiques face aux dommages environnementaux transfrontaliers
Le cadre juridique actuel régissant la responsabilité environnementale en droit international privé se caractérise par une fragmentation notable. Cette mosaïque normative résulte de l’absence d’un instrument universel contraignant spécifiquement dédié à cette problématique. Les dommages environnementaux transfrontaliers se heurtent ainsi à un enchevêtrement de conventions internationales sectorielles, de règlements régionaux et de législations nationales aux approches parfois contradictoires.
À l’échelle internationale, plusieurs conventions abordent la question de manière parcellaire. La Convention de Lugano de 1993 sur la responsabilité civile des dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement constitue une tentative notable d’harmonisation, mais son impact reste limité en raison du nombre restreint de ratifications. De façon similaire, le Protocole de Kiev de 2003 relatif à la responsabilité civile et à l’indemnisation en cas de dommages causés par les effets transfrontières d’accidents industriels n’est pas encore entré en vigueur.
Au niveau régional, l’Union européenne a développé un cadre plus cohérent avec la directive 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale, mais son application aux situations transfrontalières reste complexe. Le règlement Rome II sur la loi applicable aux obligations non contractuelles contient une disposition spécifique (article 7) concernant les dommages environnementaux, privilégiant la loi du lieu où le dommage est survenu, avec une option pour la victime de choisir la loi du pays où l’événement causal s’est produit.
Le défi de la qualification juridique des dommages environnementaux
La qualification même du préjudice écologique en droit international privé pose problème. Les systèmes juridiques nationaux divergent considérablement sur la reconnaissance et la définition du dommage environnemental pur, distinct du dommage aux personnes ou aux biens. Cette disparité entraîne des incertitudes quant au régime applicable:
- Certains ordres juridiques considèrent les atteintes à l’environnement comme relevant de la responsabilité civile classique
- D’autres ont développé des régimes spécifiques de responsabilité environnementale
- Quelques systèmes avancés reconnaissent un préjudice écologique autonome
Cette hétérogénéité conceptuelle complique l’identification de la loi applicable et favorise le forum shopping, pratique par laquelle les demandeurs cherchent à saisir la juridiction susceptible d’appliquer le droit le plus favorable à leurs intérêts. La Cour internationale de Justice, dans l’affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay, 2010), a mis en lumière ces difficultés en soulignant la nécessité d’évaluer les dommages environnementaux selon des critères juridiques harmonisés.
Face à cette fragmentation, des initiatives doctrinales comme les Principes de La Haye sur la responsabilité environnementale tentent d’établir un socle commun de règles. Néanmoins, leur caractère non contraignant limite leur portée pratique. Cette situation crée une insécurité juridique préjudiciable tant aux victimes qu’aux opérateurs économiques, et appelle à un effort d’harmonisation plus substantiel des règles de droit international privé en matière environnementale.
La détermination de la juridiction compétente: entre forum shopping et accès à la justice
L’identification du tribunal compétent pour connaître des litiges environnementaux transfrontaliers constitue une étape déterminante et souvent complexe. Les règles de compétence internationale varient considérablement selon les systèmes juridiques, créant un terrain propice au forum shopping mais posant des défis majeurs pour l’accès effectif des victimes à la justice.
Dans l’espace judiciaire européen, le règlement Bruxelles I bis (n°1215/2012) offre plusieurs options aux demandeurs. Le principe général de compétence du domicile du défendeur (article 4) peut être complété par la compétence spéciale en matière délictuelle (article 7.2), permettant d’agir devant les tribunaux du lieu où le fait dommageable s’est produit. La Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé dans l’affaire Bier (1976) que cette dernière option englobe tant le lieu de l’événement causal que celui où le dommage est survenu, offrant ainsi une alternative précieuse en matière environnementale.
L’affaire Shell Nigeria illustre parfaitement les enjeux de compétence. En 2021, la Cour d’appel de La Haye a reconnu la compétence des tribunaux néerlandais pour juger la responsabilité de la société-mère Royal Dutch Shell concernant des déversements pétroliers au Nigeria. Cette décision s’inscrit dans une tendance à l’extension de la compétence des tribunaux du siège des entreprises multinationales pour des dommages environnementaux causés par leurs filiales à l’étranger.
La doctrine du forum non conveniens et ses limites
Dans les systèmes de common law, la doctrine du forum non conveniens permet aux tribunaux de décliner leur compétence lorsqu’ils estiment qu’un autre forum serait plus approprié pour connaître du litige. Cette doctrine a souvent été invoquée par les sociétés transnationales pour éviter d’être jugées dans leur pays d’origine pour des dommages causés à l’étranger.
L’affaire Aguinda v. Texaco concernant la pollution pétrolière en Équateur illustre les difficultés que cette doctrine peut engendrer. Les tribunaux américains ont initialement refusé leur compétence en faveur des juridictions équatoriennes, estimant qu’elles constituaient un forum plus approprié. Après 20 ans de procédure et un jugement équatorien condamnant Chevron (qui avait racheté Texaco), l’exécution de ce jugement s’est heurtée à de multiples obstacles, démontrant les limites pratiques de cette approche.
- La doctrine du forum non conveniens peut entraver l’accès des victimes à la justice
- Elle favorise parfois un renvoi vers des juridictions aux standards environnementaux moins exigeants
- Elle ne garantit pas l’exécution effective des décisions rendues
En réponse à ces défis, certaines juridictions adoptent une approche plus restrictive du forum non conveniens en matière environnementale. Au Canada, la Cour suprême dans l’affaire Nevsun Resources Ltd. v. Araya (2020) a ouvert la voie à une responsabilisation accrue des entreprises canadiennes pour leurs activités à l’étranger, y compris pour les dommages environnementaux.
L’émergence du concept de forum necessitatis constitue une évolution notable. Ce mécanisme permet à un tribunal de se déclarer compétent, malgré l’absence de lien de rattachement traditionnel, lorsqu’aucune autre juridiction ne peut raisonnablement connaître du litige ou lorsque l’accès à la justice à l’étranger s’avère impossible. Cette approche, consacrée dans certains systèmes juridiques comme le droit suisse, offre une solution prometteuse pour éviter les dénis de justice en matière environnementale transnationale.
La loi applicable aux litiges environnementaux transnationaux: entre territorialité et extraterritorialité
La détermination de la loi applicable aux litiges environnementaux transnationaux constitue un enjeu fondamental qui conditionne souvent l’issue du procès. Les règles de conflit de lois en cette matière oscillent entre le principe traditionnel de territorialité et une tendance croissante à l’extraterritorialité, reflétant la nature globale des problématiques écologiques.
Le règlement Rome II (n°864/2007) a introduit dans l’Union européenne une règle spécifique pour les dommages environnementaux. Son article 7 consacre le principe de l’ubiquité en offrant à la victime une option entre la loi du pays où le dommage est survenu (lex loci damni) et celle du pays où le fait générateur s’est produit (lex loci delicti). Cette disposition déroge au principe général de la lex loci damni applicable aux autres délits, témoignant d’une volonté de favoriser la protection environnementale et d’éviter les stratégies de dumping écologique.
L’affaire Trafigura illustre la complexité de ces questions. Suite au déversement de déchets toxiques à Abidjan (Côte d’Ivoire) en 2006 par un navire affrété par cette société néerlandaise, diverses actions ont été intentées dans plusieurs pays. La détermination de la loi applicable a constitué un enjeu majeur, oscillant entre le droit ivoirien (lieu du dommage), le droit néerlandais (siège de la société) et le droit anglais (lieu d’organisation du transport).
L’application des lois de police environnementales
Au-delà des règles classiques de conflit de lois, la notion de lois de police joue un rôle croissant en matière environnementale. Ces dispositions impératives s’appliquent quelle que soit la loi normalement applicable au litige. De nombreuses législations environnementales nationales, notamment celles établissant des standards de prévention ou imposant des études d’impact, tendent à être qualifiées de lois de police.
La Cour de cassation française a ainsi reconnu dans l’arrêt Commune de Mesquer c. Total (2004) le caractère de loi de police de certaines dispositions du code de l’environnement relatives à la gestion des déchets. Cette qualification permet d’assurer l’application des standards environnementaux du for à des situations présentant des éléments d’extranéité.
- Les lois de police environnementales garantissent un niveau minimal de protection
- Elles limitent l’application de lois étrangères moins protectrices
- Elles peuvent constituer un outil efficace contre le dumping environnemental
La question de l’extraterritorialité des normes environnementales suscite des débats juridiques et politiques intenses. L’Alien Tort Statute américain a longtemps constitué un fondement pour poursuivre aux États-Unis des entreprises pour des violations du droit international, y compris environnementales, commises à l’étranger. Toutefois, la Cour Suprême a progressivement restreint sa portée, notamment dans les arrêts Kiobel v. Royal Dutch Petroleum (2013) et Jesner v. Arab Bank (2018), limitant les possibilités d’actions pour des dommages environnementaux extraterritoriaux.
Face à ces restrictions, de nouvelles approches émergent. Le devoir de vigilance, consacré en droit français par la loi du 27 mars 2017 et progressivement adopté dans d’autres pays européens, impose aux grandes entreprises des obligations de prévention des risques environnementaux tout au long de leur chaîne de valeur, y compris à l’étranger. Cette évolution marque une tendance à l’encadrement indirect des activités extraterritoriales par le biais d’obligations de moyens imposées aux sociétés-mères ou donneuses d’ordre.
La responsabilité des entreprises multinationales: vers une levée du voile corporatif
L’imputation de la responsabilité au sein des groupes multinationaux constitue l’un des défis majeurs du droit international privé en matière environnementale. Le principe traditionnel d’autonomie juridique des personnes morales, combiné à la diversité des législations nationales, a longtemps permis aux sociétés-mères d’échapper à toute responsabilité pour les dommages environnementaux causés par leurs filiales à l’étranger.
Cette segmentation juridique des groupes multinationaux se heurte désormais à une évolution jurisprudentielle et législative visant à percer le voile corporatif dans certaines circonstances. L’affaire Vedanta Resources PLC v. Lungowe (2019) illustre cette tendance. La Cour Suprême britannique a reconnu qu’une société-mère pouvait, dans certaines conditions, être tenue responsable des dommages environnementaux causés par sa filiale zambienne, sur le fondement d’un devoir de diligence (duty of care) envers les communautés affectées.
De façon similaire, l’affaire Okpabi v. Shell (2021) a confirmé cette approche en reconnaissant la possibilité d’établir un devoir de diligence de la société-mère Royal Dutch Shell envers les communautés nigérianes affectées par les activités de sa filiale. Ces décisions marquent une évolution significative vers la reconnaissance d’une responsabilité directe des sociétés-mères pour le contrôle qu’elles exercent sur les politiques environnementales de leurs filiales.
L’émergence des lois sur le devoir de vigilance
Au plan législatif, plusieurs juridictions ont adopté des lois sur le devoir de vigilance qui imposent aux entreprises des obligations de prévention des risques environnementaux dans leurs activités et celles de leurs partenaires commerciaux. La loi française du 27 mars 2017 fait figure de pionnière en obligeant les grandes entreprises à établir et mettre en œuvre un plan de vigilance couvrant leurs activités, celles de leurs filiales et sous-traitants.
Cette approche a inspiré d’autres initiatives similaires:
- La loi allemande sur le devoir de vigilance dans les chaînes d’approvisionnement (2021)
- La loi néerlandaise sur le devoir de vigilance concernant le travail des enfants (2019)
- Le projet de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité
Ces législations créent un nouveau paradigme de responsabilité fondé non plus sur la réparation après survenance du dommage, mais sur la prévention des risques environnementaux. Elles permettent de contourner partiellement les obstacles traditionnels du droit international privé en imposant des obligations directes aux sociétés-mères, indépendamment du lieu de survenance du dommage ou de la nationalité des filiales concernées.
L’affaire Notre Affaire à Tous et autres c. Total, première action fondée sur la loi française sur le devoir de vigilance en matière climatique, illustre le potentiel de ces nouveaux mécanismes. Les demandeurs reprochent à l’entreprise l’inadéquation de son plan de vigilance face aux risques climatiques liés à ses activités mondiales, démontrant comment ces obligations peuvent servir de levier pour une responsabilisation globale des entreprises.
La question de la responsabilité de la société-mère pour sa filiale se pose différemment selon les traditions juridiques. Les systèmes de common law s’appuient sur la notion de duty of care, tandis que les systèmes civilistes recourent davantage aux concepts de faute de surveillance ou d’immixtion dans la gestion. Ces approches convergent néanmoins vers une responsabilisation accrue des centres de décision économique, indépendamment des frontières juridiques artificielles entre entités d’un même groupe.
L’exécution transfrontalière des décisions: le défi ultime de l’effectivité
La reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière environnementale constituent l’ultime étape – et souvent le principal obstacle – à l’effectivité de la responsabilité environnementale transfrontalière. Malgré une décision favorable sur le fond, les victimes se heurtent fréquemment à l’impossibilité de faire exécuter le jugement dans le pays où se trouvent les actifs du défendeur.
L’affaire Chevron-Texaco en Équateur illustre de manière frappante cette problématique. Après avoir obtenu un jugement condamnant Chevron à verser 9,5 milliards de dollars pour des dommages environnementaux en Amazonie équatorienne, les communautés autochtones se sont heurtées au refus d’exécution de cette décision aux États-Unis. La Cour d’appel du Second Circuit a considéré en 2016 que le jugement équatorien avait été obtenu par fraude, empêchant toute exécution sur le territoire américain. Les tentatives d’exécution au Canada, en Argentine et au Brésil ont rencontré des obstacles similaires, démontrant la fragilité du système actuel d’exécution transfrontalière.
Au sein de l’Union européenne, le règlement Bruxelles I bis facilite considérablement la circulation des jugements entre États membres, limitant les motifs de refus d’exécution et supprimant l’exequatur. Cette harmonisation régionale contraste avec la fragmentation qui prévaut au niveau mondial, où l’exécution dépend largement des droits nationaux et des conventions bilatérales ou régionales.
Les obstacles spécifiques à l’exécution des jugements environnementaux
Les décisions en matière environnementale rencontrent des difficultés particulières lors de la phase d’exécution transfrontalière. Plusieurs obstacles spécifiques peuvent être identifiés:
- L’exception d’ordre public, souvent invoquée contre les jugements accordant des dommages punitifs
- La qualification parfois publique ou pénale des sanctions environnementales, limitant leur exécution à l’étranger
- Les divergences d’appréciation quant à la réparabilité du préjudice écologique pur
La Convention de La Haye du 2 juillet 2019 sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile ou commerciale pourrait améliorer cette situation. Bien que ne visant pas spécifiquement les litiges environnementaux, elle établit un cadre multilatéral facilitant la circulation des jugements, y compris pour les actions en responsabilité civile environnementale. Son entrée en vigueur et sa ratification par un nombre significatif d’États constitueraient une avancée notable.
L’exécution des décisions ordonnant des mesures de réparation en nature pose des défis particuliers. La remise en état d’un écosystème dégradé ou la dépollution d’un site contaminé nécessitent souvent l’intervention d’autorités locales et se heurtent à des questions de souveraineté territoriale. Dans l’affaire Palala East Bodo v. Shell Petroleum Development Company, les tribunaux nigérians ont ordonné à Shell de dépolluer les zones affectées par des déversements pétroliers, mais l’exécution effective de ces mesures s’est avérée problématique en raison de désaccords sur les standards de dépollution applicables et le contrôle de leur mise en œuvre.
Face à ces difficultés, des approches alternatives émergent. Les mécanismes alternatifs de règlement des différends, notamment l’arbitrage international, offrent potentiellement une meilleure garantie d’exécution grâce à la Convention de New York de 1958 sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, largement ratifiée. L’arbitrage d’investissement pourrait jouer un rôle croissant dans ce domaine, comme l’illustre l’affaire Burlington Resources c. Équateur, où le tribunal arbitral a reconnu la responsabilité de l’investisseur pour des dommages environnementaux et ordonné une compensation.
L’émergence de fonds de réparation internationaux, sur le modèle de ceux existant en matière de pollution par hydrocarbures, constitue une autre piste prometteuse pour garantir l’indemnisation effective des victimes de dommages environnementaux transfrontaliers, indépendamment des aléas procéduraux liés à l’exécution des jugements.
Vers un paradigme renouvelé: l’anticipation des risques environnementaux transfrontaliers
Face aux limites des approches réparatrices traditionnelles, un changement de paradigme s’opère progressivement en droit international privé de l’environnement. L’accent se déplace de la réparation ex post vers l’anticipation et la prévention des risques environnementaux transfrontaliers, transformant profondément les mécanismes juridiques mobilisés.
Ce virage préventif se manifeste par l’émergence d’obligations procédurales transfrontalières. Le principe de l’évaluation d’impact environnemental transfrontière, consacré par la Convention d’Espoo de 1991 et reconnu comme coutumier par la Cour internationale de Justice dans l’affaire des Usines de pâte à papier (2010), impose aux États de notifier et consulter les pays potentiellement affectés avant d’autoriser des projets susceptibles d’avoir un impact environnemental transfrontalier.
Cette logique préventive s’étend désormais aux acteurs privés. Les lois sur le devoir de vigilance mentionnées précédemment constituent l’illustration la plus aboutie de cette évolution, en imposant aux entreprises des obligations d’identification et de prévention des risques environnementaux tout au long de leur chaîne de valeur. Ces mécanismes dépassent les limites traditionnelles du droit international privé en créant des obligations directes pour les sociétés-mères, indépendamment des questions de compétence juridictionnelle ou de loi applicable.
L’émergence d’actions préventives transfrontalières
Le contentieux climatique illustre parfaitement cette nouvelle approche préventive. L’affaire Milieudefensie c. Shell (2021) a vu le tribunal de La Haye ordonner à Royal Dutch Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 par rapport à 2019, y compris pour les émissions indirectes (scope 3) liées à l’utilisation de ses produits dans le monde entier. Cette décision novatrice dépasse la logique réparatrice classique pour adopter une approche prospective fondée sur le devoir de diligence (duty of care) de l’entreprise.
De façon similaire, l’affaire Neubauer et autres c. Allemagne devant la Cour constitutionnelle allemande (2021) a abouti à l’invalidation partielle de la loi climatique allemande pour protection insuffisante des générations futures, illustrant comment les mécanismes constitutionnels nationaux peuvent être mobilisés pour imposer des obligations préventives ayant des implications transfrontalières.
Ces actions préventives présentent plusieurs avantages par rapport aux approches traditionnelles:
- Elles permettent d’agir avant la survenance de dommages souvent irréversibles
- Elles contournent les difficultés liées à l’établissement du lien de causalité
- Elles offrent des solutions plus adaptées aux enjeux environnementaux systémiques
La transparence extra-financière constitue un autre pilier de cette approche préventive. La directive européenne sur le reporting de durabilité des entreprises (CSRD) impose aux sociétés de publier des informations détaillées sur leurs impacts environnementaux, y compris ceux de leurs filiales et partenaires commerciaux. Ces obligations informatives facilitent l’identification des risques et constituent le socle de potentielles actions en responsabilité fondées sur des manquements aux devoirs de vigilance.
Le développement de standards internationaux de diligence environnementale joue un rôle croissant dans cette évolution. Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, ou encore les normes ISO 14001 sur le management environnemental, constituent progressivement une lex mercatoria environnementale qui influence l’interprétation des obligations de diligence des entreprises, indépendamment des droits nationaux applicables.
Cette convergence vers un paradigme préventif transfrontalier ne supprime pas les défis traditionnels du droit international privé, mais les reconfigure. La question n’est plus tant de déterminer qui peut réparer un dommage survenu, mais d’identifier qui peut légitimement imposer des obligations préventives à des acteurs globaux. Cette évolution soulève des questions fondamentales sur l’articulation entre souveraineté étatique et protection globale des biens communs environnementaux, appelant à un renouvellement profond des approches du droit international privé.