
La dégradation des sols représente l’une des plus graves menaces environnementales du XXIe siècle. Face à l’accélération de l’érosion due aux pratiques agricoles intensives, à l’urbanisation et aux changements climatiques, les systèmes juridiques nationaux et internationaux ont progressivement élaboré des mécanismes de protection. Ces dispositifs légaux constituent la colonne vertébrale d’une stratégie globale visant à préserver cette ressource non renouvelable à l’échelle humaine. L’arsenal juridique disponible reste cependant fragmenté et son efficacité variable selon les territoires. Cette analyse approfondie examine les fondements, les instruments et les défis de la protection juridique des sols contre l’érosion.
Fondements juridiques de la protection des sols en droit international et européen
La protection juridique des sols trouve ses racines dans plusieurs textes fondamentaux du droit international de l’environnement. La Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD), adoptée en 1994, constitue le premier instrument juridiquement contraignant qui aborde spécifiquement la dégradation des terres. Cette convention reconnaît l’érosion des sols comme une problématique mondiale et établit un cadre pour une action coordonnée.
Parallèlement, les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies, notamment l’ODD 15 relatif à la « vie terrestre », fixent des cibles précises concernant la restauration des terres dégradées et la neutralité en matière de dégradation des terres d’ici 2030. Ces objectifs, bien que non contraignants, orientent les politiques nationales et internationales.
Dans le contexte européen, l’absence d’une directive-cadre spécifique sur les sols représente une lacune significative. La Commission européenne avait proposé en 2006 une directive-cadre sur la protection des sols qui visait à prévenir leur dégradation et à restaurer les sols déjà dégradés. Cette proposition a toutefois été retirée en 2014 face à l’opposition de certains États membres invoquant le principe de subsidiarité et les coûts potentiels de mise en œuvre.
Néanmoins, plusieurs directives européennes contribuent indirectement à la protection des sols :
- La Directive Nitrates (91/676/CEE) qui limite l’utilisation d’engrais azotés pour prévenir l’eutrophisation et, indirectement, l’érosion
- La Directive-cadre sur l’eau (2000/60/CE) qui promeut une gestion intégrée des bassins versants
- La Politique Agricole Commune (PAC) qui, depuis sa réforme de 2013, intègre des mesures de verdissement conditionnant les aides directes
Plus récemment, la stratégie de l’UE pour les sols à l’horizon 2030, publiée en novembre 2021, marque un regain d’intérêt pour cette thématique. Ce document non contraignant fixe néanmoins un cadre d’action pour parvenir à des sols sains d’ici 2050, avec un objectif intermédiaire de restauration des écosystèmes terrestres dégradés d’ici 2030.
Le Pacte vert pour l’Europe (Green Deal) représente une opportunité majeure pour renforcer la protection juridique des sols. La stratégie « De la ferme à la table » et la stratégie en faveur de la biodiversité comportent des objectifs ambitieux qui auront un impact direct sur la prévention de l’érosion des sols, notamment via la réduction de l’utilisation des pesticides et le développement de l’agriculture biologique.
Dispositifs juridiques nationaux de lutte contre l’érosion
Au niveau national, les approches juridiques de protection des sols varient considérablement. Certains pays ont développé des législations spécifiques tandis que d’autres intègrent cette protection dans des dispositifs plus larges de conservation de l’environnement ou d’aménagement du territoire.
En France, la protection des sols s’articule autour de plusieurs textes législatifs. La loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014 a introduit la notion de zones soumises à contraintes environnementales (ZSCE) permettant aux préfets d’imposer des pratiques agricoles spécifiques dans les zones vulnérables à l’érosion. Le Code rural et de la pêche maritime contient des dispositions relatives à la conservation des sols agricoles, tandis que le Code de l’environnement aborde la question sous l’angle de la prévention des risques naturels.
Un instrument juridique particulièrement pertinent est l’arrêté préfectoral de protection qui peut être pris en application de l’article L. 114-1 du Code rural pour définir des programmes d’action visant à réduire l’érosion des sols dans les zones identifiées comme vulnérables. Ces programmes peuvent imposer certaines pratiques culturales comme l’implantation de haies, de talus ou de couverts végétaux.
L’Allemagne possède depuis 1998 une loi fédérale sur la protection des sols (Bundes-Bodenschutzgesetz) qui établit un cadre juridique complet pour prévenir les dégradations et restaurer les fonctions du sol. Cette législation impose des obligations de prévention aux propriétaires et utilisateurs des terrains et permet d’exiger des mesures de remédiation en cas de dommages.
En Suisse, l’Ordonnance sur les atteintes portées aux sols (OSol) de 1998 constitue un exemple intéressant de réglementation spécifique. Elle définit des valeurs indicatives, des seuils d’investigation et des valeurs d’assainissement pour évaluer l’érosion et déterminer les mesures à prendre.
Mécanismes juridiques de prévention
Les dispositifs préventifs comprennent généralement :
- Des normes d’urbanisme limitant l’artificialisation des sols
- Des obligations de maintien de couverture végétale pendant les périodes à risque
- Des restrictions sur les pratiques culturales dans les zones sensibles
- Des incitations fiscales pour l’adoption de pratiques conservatoires
Le principe pollueur-payeur, inscrit dans de nombreuses législations environnementales, trouve une application dans la protection des sols. En Italie, par exemple, le Décret législatif 152/2006 établit un régime de responsabilité environnementale qui peut s’appliquer aux dommages causés aux sols, y compris l’érosion anthropique.
Instruments économiques et incitatifs juridiques
Au-delà des approches réglementaires traditionnelles, les systèmes juridiques modernes intègrent de plus en plus d’instruments économiques pour encourager les comportements vertueux en matière de conservation des sols.
Les paiements pour services écosystémiques (PSE) représentent un mécanisme prometteur. Ces dispositifs, encadrés juridiquement, permettent de rémunérer les agriculteurs ou propriétaires fonciers pour les services rendus par leurs pratiques anti-érosives. En France, la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016 a reconnu explicitement ce concept et ouvert la voie à son développement.
Les mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) de la PAC constituent un autre levier économique majeur. Ces contrats volontaires, d’une durée de cinq ans, engagent les agriculteurs à adopter des pratiques favorables à l’environnement en échange de compensations financières. Parmi ces mesures, on trouve notamment :
- Les aides à la conversion vers l’agriculture de conservation des sols
- Les subventions pour l’implantation d’infrastructures agroécologiques (haies, talus)
- Le soutien à la mise en place de couverts végétaux permanents
La fiscalité environnementale joue également un rôle dans la protection juridique des sols. Certains pays ont mis en place des taxes sur les activités générant de l’érosion ou, à l’inverse, des crédits d’impôt pour les investissements dans des techniques conservatoires. Au Danemark, une taxe sur les pesticides a contribué indirectement à la réduction de l’érosion en encourageant des pratiques agricoles moins intensives.
Les marchés de droits représentent une approche innovante encore peu développée pour les sols. Sur le modèle des marchés carbone, des systèmes d’échange de droits à l’érosion pourraient théoriquement être établis. L’Australie a expérimenté des mécanismes similaires avec son Emissions Reduction Fund qui valorise financièrement les pratiques agricoles séquestrant du carbone dans les sols.
Les certifications et labels constituent un autre instrument juridique indirect. En reconnaissant officiellement certaines pratiques vertueuses, ces dispositifs créent une incitation économique via la valorisation commerciale. Le label Haute Valeur Environnementale (HVE) en France ou les certifications d’agriculture biologique intègrent des critères relatifs à la conservation des sols.
Les contrats territoriaux permettent d’adapter les mesures aux spécificités locales. En France, les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) ou les contrats de bassins versants peuvent inclure des dispositions relatives à la lutte contre l’érosion, avec des engagements juridiquement contraignants pour les parties prenantes.
Responsabilité juridique et contentieux liés à l’érosion des sols
La question de la responsabilité juridique en matière d’érosion des sols soulève des enjeux complexes. L’établissement d’un lien de causalité entre des pratiques spécifiques et les dommages constatés peut s’avérer particulièrement difficile, compte tenu de la multiplicité des facteurs contribuant à l’érosion.
Plusieurs régimes de responsabilité peuvent être mobilisés :
La responsabilité civile peut être engagée lorsque l’érosion provoquée par un propriétaire ou exploitant cause des dommages aux propriétés voisines. Le Code civil français, notamment dans ses articles 640 à 643, régit l’écoulement des eaux entre fonds voisins et peut servir de fondement à des actions en réparation. La jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette responsabilité. Dans un arrêt marquant de la Cour de cassation du 14 février 2007, la responsabilité d’un agriculteur a été retenue pour des coulées de boue provoquées par ses pratiques culturales inadaptées.
La responsabilité administrative peut être engagée lorsque des collectivités publiques manquent à leurs obligations en matière de prévention des risques naturels, dont l’érosion. Le Conseil d’État a ainsi pu reconnaître la responsabilité d’une commune qui avait délivré un permis de construire dans une zone exposée à des risques d’érosion connus (CE, 2 octobre 2002).
La responsabilité environnementale, issue de la directive européenne 2004/35/CE et transposée en droit français aux articles L. 160-1 et suivants du Code de l’environnement, constitue un régime spécifique applicable aux dommages graves causés aux ressources naturelles. Bien que ce régime soit principalement axé sur la pollution, il peut dans certains cas s’appliquer à l’érosion sévère des sols.
Contentieux émergents et jurisprudence
Le contentieux relatif à l’érosion des sols reste relativement limité mais tend à se développer. Plusieurs types d’affaires peuvent être identifiés :
- Les litiges entre propriétaires privés concernant des dommages causés par ruissellement
- Les recours contre des décisions administratives autorisant des projets susceptibles d’aggraver l’érosion
- Les actions en responsabilité contre les autorités publiques pour défaut de prévention
- Les contentieux liés aux mesures de protection imposées aux propriétaires
Une affaire emblématique est celle jugée par le Tribunal administratif de Rennes en 2007, qui a reconnu la responsabilité d’une commune pour des dommages causés par des coulées de boue, en raison de son manquement à prendre les mesures nécessaires pour prévenir ce risque connu.
Le contentieux climatique, phénomène juridique récent, pourrait à l’avenir intégrer la question de l’érosion des sols. L’affaire Grande-Synthe en France ou l’affaire Urgenda aux Pays-Bas ouvrent la voie à des recours fondés sur l’insuffisance des politiques publiques face aux risques environnementaux, dont ceux liés à la dégradation des sols.
Perspectives d’évolution du cadre juridique de protection des sols
Le cadre juridique de protection des sols contre l’érosion se trouve à un tournant. Plusieurs tendances émergentes laissent entrevoir des évolutions significatives dans les années à venir.
L’intégration du principe de non-régression dans les législations environnementales constitue une avancée majeure. Ce principe, consacré en France par la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016, stipule que la protection de l’environnement ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante. Appliqué aux sols, il pourrait garantir un renforcement progressif des dispositifs juridiques de protection.
La reconnaissance de droits à la nature représente une innovation juridique profonde. Certains pays comme l’Équateur ou la Bolivie ont intégré dans leur constitution des droits reconnus à la Pachamama (Terre-Mère). En Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui s’est vu reconnaître une personnalité juridique. Cette approche pourrait théoriquement s’étendre aux sols, leur conférant un statut juridique propre et des droits défendables en justice.
Au niveau européen, la proposition de loi sur la restauration de la nature présentée en 2022 pourrait marquer un tournant en imposant des obligations juridiquement contraignantes de restauration des écosystèmes dégradés, y compris les sols. Cette initiative s’inscrit dans le cadre plus large du Pacte vert pour l’Europe.
L’intégration de la neutralité en matière de dégradation des terres (NDT) dans les cadres juridiques nationaux représente une tendance prometteuse. Ce concept, issu des Objectifs de Développement Durable, vise à équilibrer toute dégradation nouvelle par des actions de restauration équivalentes. Sa traduction juridique pourrait prendre la forme d’obligations de compensation pour tout projet entraînant une dégradation des sols.
Innovations juridiques prometteuses
Plusieurs innovations juridiques méritent une attention particulière :
- La servitude environnementale ou obligation réelle environnementale (ORE) en France, qui permet à un propriétaire d’attacher durablement à son bien des obligations de protection environnementale
- Le bail rural environnemental, qui intègre des clauses spécifiques de conservation des sols
- Les fonds fiduciaires de conservation, mécanismes financiers dédiés à la protection à long terme de ressources naturelles
Le renforcement de l’approche territoriale dans la protection juridique des sols semble inéluctable. Les spécificités pédoclimatiques et socio-économiques locales justifient une adaptation fine des dispositifs juridiques. Les Schémas de Cohérence Territoriale (SCoT) et les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) en France intègrent progressivement des dispositions spécifiques relatives à la conservation des sols.
L’émergence de mécanismes de gouvernance participative constitue une évolution notable. La Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public et l’accès à la justice en matière d’environnement a posé les bases juridiques d’une implication accrue des citoyens dans les décisions environnementales. Cette approche se traduit par le développement de dispositifs comme les chartes locales ou les contrats de milieux qui associent l’ensemble des parties prenantes à la définition des règles de gestion des sols.
Vers une approche juridique intégrée et adaptative de la protection des sols
La protection juridique efficace des sols contre l’érosion nécessite une approche qui dépasse les cloisonnements traditionnels du droit. L’interconnexion entre les enjeux liés aux sols et d’autres problématiques environnementales appelle une vision systémique.
L’intégration du nexus eau-sol-biodiversité dans les cadres juridiques représente un défi majeur. Les directives-cadres européennes sectorielles (eau, habitats, etc.) gagneraient à être articulées plus étroitement avec les dispositifs de protection des sols. La gestion intégrée des bassins versants, approche promue par la directive-cadre sur l’eau, offre un cadre pertinent pour cette intégration.
L’adaptation du droit aux changements climatiques constitue un autre enjeu fondamental. Les régimes juridiques de protection des sols doivent intégrer les projections climatiques et prévoir des mécanismes d’ajustement. Le concept juridique d’adaptation anticipatoire émerge progressivement dans certaines législations, notamment dans les Plans Climat-Air-Énergie Territoriaux (PCAET) en France.
La valorisation juridique des savoirs traditionnels en matière de conservation des sols constitue une piste prometteuse. La Convention sur la diversité biologique reconnaît l’importance des connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales. Certains pays comme le Pérou ou l’Inde ont développé des cadres juridiques spécifiques pour protéger et valoriser ces savoirs.
Le développement d’un droit souple (soft law) complétant les dispositifs contraignants représente une tendance notable. Les normes volontaires, chartes, guides de bonnes pratiques ou accords volontaires constituent des instruments juridiques flexibles qui peuvent s’adapter plus rapidement aux évolutions scientifiques et techniques.
L’émergence d’un droit global des sols se dessine progressivement. La Charte mondiale des sols de la FAO, bien que non contraignante, pose les bases d’une vision partagée. Des initiatives comme le Global Soil Partnership contribuent à l’harmonisation des approches juridiques. La création d’un instrument juridique international contraignant spécifiquement dédié aux sols reste cependant un objectif lointain, malgré les appels répétés de la communauté scientifique et de certains États.
Défis de mise en œuvre et d’effectivité
L’effectivité des dispositifs juridiques de protection des sols se heurte à plusieurs obstacles :
- La complexité des mécanismes d’érosion et la difficulté d’établir des liens de causalité clairs
- Le manque de moyens de contrôle et de surveillance sur des territoires étendus
- Les conflits entre droits de propriété et impératifs de conservation
- La temporalité longue des processus pédologiques face à l’horizon court des cycles politiques
Pour relever ces défis, plusieurs pistes peuvent être explorées :
Le renforcement des systèmes de surveillance des sols constitue un prérequis essentiel. Les avancées technologiques comme la télédétection, les capteurs in situ ou l’intelligence artificielle ouvrent de nouvelles possibilités pour le suivi de l’érosion et l’application du droit. Le programme européen Copernicus fournit déjà des données précieuses qui pourraient être davantage exploitées à des fins juridiques et réglementaires.
L’intégration du principe de précaution dans les dispositifs de protection des sols permet d’agir malgré les incertitudes scientifiques. Ce principe, consacré par de nombreuses législations environnementales, justifie l’adoption de mesures préventives même en l’absence de certitude absolue quant aux risques ou aux liens de causalité.
La formation des acteurs juridiques aux spécificités de la protection des sols représente un enjeu majeur. Juges, avocats, notaires et autres professionnels du droit doivent être sensibilisés à ces questions pour garantir une application effective des dispositifs existants.
En définitive, la protection juridique des sols contre l’érosion appelle une approche intégrée, adaptative et multiniveau. La combinaison judicieuse d’instruments contraignants et volontaires, d’incitations économiques et de mécanismes de gouvernance participative offre les meilleures perspectives pour préserver durablement cette ressource vitale.